5
— Au nom du Père, du Fils et de l’Esprit saint, amen.
Thomas avait prononcé les mots presque à voix basse en se signant. Cependant, la prière ne lui sembla pas suffisante. Il tira son épée et la pointa vers le sol, poignée au ciel, pour figurer une croix. Puis il planta un genou en terre et répéta la formule en latin.
— In nomine patris et filii et spiritus sancti, amen.
Que Dieu m’épargne, pensa-t-il en essayant de se rappeler à quand remontait sa dernière confession.
Cette manifestation de piété amusa messire Guillaume :
— Je pensais que tu avais dit qu’ils seraient peu nombreux…
— Ils le sont, répondit son compagnon en se relevant et en remettant son épée au fourreau. Mais cela ne fait pas de mal de prier avant un combat.
Le Normand esquissa un rapide signe de croix avant de cracher.
— S’ils ne sont réellement qu’une poignée, nous allons massacrer ces bâtards.
Si, en vérité, les bâtards en question osaient venir. Thomas se demandait si les cavaliers qu’ils avaient aperçus n’étaient pas tout simplement repartis vers Astarac. Il ignorait leur identité et ne pouvait même pas dire avec certitude qu’il s’agissait d’ennemis. Apparemment, ils n’arrivaient pas de Bérat, car cette ville se trouvait au nord et les cavaliers venaient de l’est. Mais une chose au moins était certaine et rassurante : lui et ses hommes étaient supérieurs en nombre. Avec messire Guillaume, il commandait vingt archers et quarante-deux hommes d’armes. Les cavaliers inconnus étaient moitié moins, avait évalué Thomas. La petite troupe anglaise avait grossi au fil des jours. Elle s’était enrichie pour l’essentiel de routiers qui avaient rejoint la garnison de Castillon d’Arbizon dans l’espoir de glaner du butin. La perspective de l’affrontement les réjouissait, car il allait précipiter dans leur escarcelle chevaux, armes et armures, voire des prisonniers à rançonner.
— Es-tu sûr qu’il ne s’agissait pas de coredors ? l’interrogea encore une fois Guillaume.
— Absolument, lui répondit Thomas.
Les hommes de la crête étaient trop bien armés, trop bien équipés et trop bien montés pour être des bandits.
— Ils arboraient une bannière, ajouta-t-il, mais je n’ai pu en identifier le motif. Elle pendait le long de la hampe.
— Des routiers, peut-être, suggéra le borgne.
Thomas agita négativement la tête. Pourquoi une bande de routiers se serait-elle trouvée dans cet endroit désolé et pourquoi aurait-elle brandi une bannière ? Il ne voyait aucune raison à cela. Les hommes qu’il avait aperçus ressemblaient à des soldats en patrouille et, avant d’avoir tourné bride pour revenir au galop vers le village, il avait clairement remarqué les faisceaux de lances entassés sur les chevaux de somme. S’il s’était agi de routiers, les chevaux de bât n’auraient pas seulement transporté des lances, mais également des tas de vêtements et d’objets divers.
— Je pense, dit-il, que Bérat a envoyé des hommes à Astarac après notre passage. Il imaginait peut-être que nous allions revenir pour un second raid.
— Donc, selon toi, ce sont des ennemis.
— Avons-nous tant d’amis par ici ?
Messire Guillaume sourit.
— Tu as dit qu’ils étaient vingt ?
— Peut-être un peu plus, mais moins de trente.
— Tu ne les as peut-être pas tous vus.
— Nous allons le découvrir vite, non ? S’ils viennent…
— As-tu noté des arbalètes ?
— Aucune.
— Alors espérons qu’ils poussent bien jusqu’ici ! s’exclama le Normand avec un rictus carnassier.
Comme n’importe quel homme, il était avide d’argent. Il avait besoin de monnaie sonnante et trébuchante – beaucoup, même – pour s’acheter des complaisances, combattre et reconquérir son fief en Normandie.
— C’est peut-être ton cousin ? suggéra-t-il.
— Doux Jésus, je n’y avais pas songé !
Instinctivement, il tâtonna dans son dos et toucha superstitieusement son arc d’if. Chaque mention de son cousin évoquait pour lui le mal à l’état pur. Mais presque aussitôt il sentit un frisson d’excitation l’envahir à l’idée que Guy Vexille pût réellement être en train de foncer droit sur lui sans le savoir.
— Si c’est Vexille, avertit messire Guillaume en passant son index sur la terrible cicatrice de son visage, il me revient de le tuer.
— Je le veux vif, indiqua Thomas. Vivant !
— Tu feras bien de le dire à Robbie, alors, parce que lui aussi a juré de le tuer.
L’Écossais voulait venger son frère.
— Ce n’est peut-être pas lui…
Dieu, faites que ce soit Guy, priait pourtant le jeune archer en son for intérieur. Il le souhaitait particulièrement maintenant, alors que le combat à venir promettait d’être une défaite écrasante pour leurs adversaires. Les cavaliers ne pouvaient approcher du village que par le gué, à moins de suivre la rivière vers l’amont ou l’aval en quête d’un autre passage. Or il n’y avait pas d’autre pont ou gué à moins de huit kilomètres, comme l’avait révélé un villageois sous la menace d’une épée pointée vers les yeux de son bébé. Les inconnus allaient donc bien devoir passer par là pour gagner le village… qu’ils n’atteindraient jamais. Car entre les deux, dans les pâtures avoisinantes, ils allaient mourir.
Quinze hommes d’armes protégeaient la seule rue de l’endroit. Pour le moment, ils se terraient dans la cour d’une grosse chaumière, mais, quand l’ennemi sortirait du gué, ils surgiraient pour lui barrer la route. Messire Guillaume avait demandé qu’on amène une charrette de ferme qui serait, elle aussi, poussée en travers de la rue pour former une barrière contre les cavaliers. En vérité, Thomas pensait que les quinze hommes n’auraient même pas à se battre, car derrière les haies des vergers, de chaque côté de la route, il avait déployé ses archers. C’est à eux que reviendrait la tuerie initiale. Tranquillement installés, ils pouvaient s’offrir le luxe de bien préparer leurs flèches : ils les avaient plantées de manière très ordonnée dans les racines de la haie. Les premières étaient des « têtes larges », ces barbillons en forme de coin dont les longues pointes latérales faisaient qu’une fois qu’ils avaient pénétré la chair on ne pouvait plus les en sortir. Les archers les aiguisaient sur des pierres à affûter qu’ils conservaient dans de petites bourses.
— Vous attendrez qu’ils atteignent la borne du champ, leur indiqua Thomas.
Près de la route, une pierre peinte en blanc indiquait l’endroit où la pâture d’un homme s’achevait et où celle d’un autre commençait. Quand les cavaliers atteindraient ce repère, leurs montures seraient frappées par les barbillons, prévus pour déchirer profondément, blesser effroyablement et rendre les chevaux fous de douleur. Dès cette première salve, certains destriers s’effondreraient dans la poussière, mais d’autres survivraient et contourneraient les bêtes mourantes pour poursuivre la charge. Alors, quand l’ennemi serait un peu plus proche, les archers utiliseraient leurs flèches boujons.
Ces dernières étaient conçues pour percer les armures. Les meilleures avaient des fûts faits de deux sortes de bois. Les six pouces de frêne ou de peuplier étaient complétés par du chêne lourd maintenu en place par de la colle de sabot. À l’extrémité du chêne, on fixait une tête d’acier aussi longue qu’un majeur humain, aussi fine qu’un auriculaire de femme et aussi pointue qu’une aiguille. Cette tête légère en forme d’épingle, appuyée sur le chêne plus lourd, n’avait pas de barbelure. Ce n’était qu’une longueur d’acier sans aspérités qui perçait les cottes de mailles et pénétrait même les cuirasses si elle les frappait bien perpendiculairement. Les barbillons tuaient les chevaux, les « boujons » tuaient les hommes. S’il fallait une minute aux cavaliers pour aller de la borne du champ jusqu’à l’orée du village, les vingt archers de Thomas auraient le temps de tirer au moins trois cents flèches et il leur en resterait le double en réserve.
Le jeune homme avait appliqué cette tactique quantité de fois auparavant. En Bretagne, où il avait appris son art, tapi derrière des haies, il avait ainsi contribué à détruire des dizaines d’ennemis. Les Français l’avaient appris à leurs dépens et, depuis, ils avaient pris l’habitude d’envoyer des arbalétriers en tête. Mais les flèches les tuaient pendant qu’ils rechargeaient leurs lourdes armes, et les chevaux n’avaient alors plus d’autre choix que de charger ou de battre en retraite. Dans un cas comme dans l’autre, les archers anglais étaient les rois du champ de bataille, car aucune autre nation n’avait appris à se servir du grand arc en bois d’if.
Les archers, tout comme les hommes de messire Guillaume, étaient cachés. En revanche, quelques hommes d’armes étaient restés en vue pour servir d’appât, et c’était Robbie qui les commandait. La plupart de ces soldats s’étaient répartis autour du tumulus, au nord de la seule rue du village. Deux d’entre eux faisaient mine de creuser. Le reste de la compagnie était simplement assise, comme si les hommes se reposaient. Un peu plus loin, deux de leurs camarades alimentaient régulièrement le bûcher du petit bourg, dans l’espoir que la fumée attirerait leurs ennemis. Thomas et Geneviève se dirigèrent vers le monticule. Tandis que la jeune femme attendait au pied du tertre, son compagnon grimpa dessus pour regarder dans le grand trou que messire Guillaume avait fait creuser.
— On a trouvé quelque chose ?
— Beaucoup de cailloux, répondit Robbie, mais pas un n’est en or.
— Tu sais ce que tu as à faire ?
— On attend que ce soit le chaos dans les rangs ennemis, et alors on charge ! s’exclama-t-il joyeusement.
— Ne pars pas trop tôt, Robbie.
— Comptez sur nous, répondit un Anglais nommé John Faircloth.
C’était un homme d’armes, beaucoup plus âgé et expérimenté que le jeune Calédonien. Et si la naissance de Robbie lui donnait le droit de commander la petite escouade, il savait parfaitement écouter les conseils de ce vétéran.
— Oui, tu peux compter sur nous ! lança l’Écossais joyeusement.
Les montures de ses hommes étaient attachées juste derrière le tumulus. Dès que l’ennemi apparaîtrait, ils descendraient de la petite butte et se mettraient en selle. Et quand l’adversaire serait dispersé ou terrassé par les flèches, Robbie mènerait une charge qui les contournerait et les enfermerait dans une nasse fatale.
— C’est peut-être mon cousin qui arrive, lui dit Thomas. Je n’ai aucune certitude, bien sûr, mais c’est possible.
— Lui et moi avons un différend, rappela son ami, qui se souvenait de son frère.
— Je le veux vivant, Robbie. Il a des réponses à bon nombre de nos questions.
— Mais quand tu auras tes réponses, je veux sa gorge.
— Les réponses d’abord.
Au même instant, Geneviève appela Thomas depuis le pied du tertre.
— J’ai vu quelque chose dans les châtaigniers ! lança-t-elle.
— Surtout, ne regardez pas et ne vous montrez pas !
Thomas avait crié cet ordre à ceux des hommes de Robbie qui avaient entendu Geneviève. Alors, étendant ostensiblement ses bras en croix comme s’il était fatigué, il se tourna lentement et regarda de l’autre côté du cours d’eau. Le temps de quelques battements de cœur, il ne vit rien d’autre que deux paysans portant des bottes de bois et traversant le gué. Pendant une seconde, il pensa que Geneviève n’avait aperçu que ces deux hommes. Puis, en scrutant les parages au-delà de la rivière, il localisa trois cavaliers, à demi cachés par un rideau d’arbres. Les trois inconnus pensaient sûrement qu’ils étaient invisibles. Mais, en Bretagne, Thomas avait appris à repérer les dangers dans des bois épais.
— Ils nous observent, indiqua-t-il à Robbie. Cela ne va plus être long, maintenant.
L’archer corda son arc.
Du coin de l’œil, son camarade fixait lui aussi les cavaliers.
— Il y a un prêtre parmi eux, remarqua-t-il, circonspect.
Thomas regarda plus attentivement.
— Ce n’est qu’une cape noire.
Les trois hommes tournèrent bride et s’éloignèrent. Ils furent bientôt hors de vue, à l’intérieur des bois touffus.
— Suppose que ce soit le comte de Bérat ? suggéra Robbie.
— Eh bien ?
La seule énonciation de cette hypothèse chagrinait Thomas. Il voulait que l’ennemi soit son cousin.
— Si nous le capturons, il y aura une rançon à la clé comme il y en a peu…
— Exact.
— Alors, est-ce que ça t’embêterait si je restais jusqu’à ce qu’elle soit payée ?
La question déconcerta le jeune Anglais. Il s’était mis en tête que Robbie allait les quitter, et débarrasser par là leur petit groupe de sa rancœur.
— Tu veux rester avec nous ?
— Oui, pour récupérer ma part de rançon, répondit l’autre, offusqué. Est-ce que ça te pose un problème ?
— Non, non, s’empressa de répondre l’archer. Tu auras ta part.
Dans sa tête, il prévoyait déjà de régler celle-ci à Robbie en en prélevant le montant sur la réserve de liquidités à sa disposition avant même que la rançon réelle soit payée. Ainsi, le jeune homme pourrait partir au plus vite pour suivre sa voie pénitentielle. Mais ce n’était ni le moment ni le lieu de faire cette suggestion.
— Ne charge pas trop tôt, prévint-il encore une fois l’Écossais, et que Dieu soit avec toi.
— Il est temps que nous ayons un bon combat ! s’exclama Robbie, qui avait retrouvé une humeur joyeuse. Empêche tes archers de les tuer tous. Laisse-nous-en quelques-uns.
Thomas sourit et redescendit du monticule. Après avoir cordé l’arc de Geneviève, il rejoignit avec elle l’endroit où se cachaient messire Guillaume et ses hommes.
— Ce ne sera plus long maintenant, les gars ! leur lança-t-il avant de grimper sur le chariot de ferme pour regarder au-delà du mur de la cour.
Ses archers étaient tapis derrière les haies du verger de poires, juste en dessous de lui, leurs arcs prêts, les premiers barbillons encochés.
Discrètement, il les rejoignit et attendit. Attendit. Attendit encore. Le temps s’étirait lentement, interminablement, comme s’il voulait s’arrêter. Thomas avait l’impression de patienter depuis si longtemps qu’il commença à douter de voir enfin surgir un ennemi. Il se prit même à craindre que les cavaliers n’aient flairé l’embuscade et ne soient en train de les contourner, beaucoup plus loin en aval ou en amont de la rivière, pour attaquer par-derrière. Cette longue attente immobile avait fait naître une autre inquiétude dans son esprit : à trop s’attarder ici, n’allaient-ils pas voir arriver des gens de Masseube venus s’enquérir du motif de l’allumage du fanal ? La ville n’était pas si éloignée…
Messire Guillaume partageait son anxiété.
— Par l’enfer, où sont-ils ? demanda-t-il à Thomas quand celui-ci revint dans la cour pour remonter sur le chariot et observer l’autre côté de la rivière.
— Dieu seul le sait.
Le jeune Anglais scruta les rangées de châtaigniers les plus éloignées, sans rien repérer d’inquiétant. Les feuilles commençaient à peine à changer de couleur. Deux cochons grattaient le sol au milieu des arbres.
Guillaume d’Evecque était revêtu d’un haubert long. Les mailles le couvraient des épaules aux chevilles. Sa cuirasse arborait les stigmates de tous les combats disputés. Elle ne tenait plus qu’à l’aide de cordelettes. Il portait aussi un brassard sur son avant-bras droit et une simple salade en guise de heaume. Le large bord incliné de cette dernière détournait vers le bas les coups d’épée, mais ce n’était qu’une piètre pièce d’armure qui n’avait en rien la qualité des meilleurs heaumes.
La plupart des hommes d’armes de Thomas étaient pareillement protégés, avec des morceaux d’armures récupérés sur d’anciens champs de bataille. Aucun d’eux ne possédait d’équipement complet et toutes leurs cottes de mailles étaient rapiécées, certaines avec des bouts de cuir. Quelques-uns avaient des écus.
Celui de messire Guillaume, en plaques de saule recouvertes de cuir, arborait ses armoiries, trois faucons jaunes star champ bleu, presque totalement effacées. Seul un autre homme d’armes possédait un bouclier orné d’un blason, en l’occurrence une hache noire sur champ blanc, mais ce dernier n’avait aucune idée de l’identité de l’homme qui avait possédé ces armoiries. Il l’avait pris à un ennemi mort lors d’une escarmouche près d’Aiguillon, l’une des principales garnisons anglaises en Gascogne.
Ce doit être un écu anglais, pensait-il.
C’était un mercenaire bourguignon, qui s’était battu contre les Anglais. Mais il s’était retrouvé sans engagement du fait de la trêve qui avait suivi la chute de Calais. Maintenant, il se réjouissait de savoir les grands arcs en bois d’if de son côté.
— Vous connaissez ce symbole ? demanda-t-il à Thomas en montrant son écu.
— Jamais vu. Comment l’as-tu obtenu ?
— J’lui ai fourré l’épée dans l’échine. Sous la cuirasse dorsale. Ses sangles avaient été tranchées, et la cuirasse battait comme une aile brisée. Par le Christ, qu’est-ce qu’il a crié !
Messire Guillaume lâcha un petit rire. Il attrapa une demi-miche de pain noir et en rompit un morceau. Lorsqu’il mordit dedans, il poussa un furieux juron et cracha un fragment de caillou qui avait dû tomber de la pierre du meunier pendant que le grain était moulu. De la pointe de la langue, il sentit qu’il s’était cassé une dent et il jura de nouveau. Thomas leva les yeux, constata que le soleil était déjà bas dans le ciel.
— Nous allons rentrer tard à Castillon, grommela-t-il. Il fera nuit.
— Il suffira de trouver la rivière et de la suivre, suggéra messire Guillaume avant de grimacer. Jésus, gémit-il, je déteste les dents…
— Du trèfle, conseilla le Bourguignon. Mettez du trèfle dans votre bouche. Ça stoppe la douleur.
À distance, les deux cochons au milieu des châtaigniers dressèrent soudain la tête. Pendant un instant, ils restèrent immobiles, puis filèrent gauchement vers le sud sans demander leur reste. Quelque chose venait de les effrayer. Thomas leva la main pour inviter ses compagnons au silence, comme si leurs voix pouvaient alerter un cavalier en approche. À cet instant, il repéra l’éclat d’un reflet de soleil entre les arbres de l’autre côté de la rivière. Instantanément, il sut que c’était celui d’une armure.
— On a de la compagnie ! s’exclama-t-il joyeusement en sautant au bas de la charrette.
Il courut rejoindre les autres archers derrière la haie.
— Réveillez-vous ! leur lança-t-il. Les petits agneaux approchent pour l’abattage…
Il prit sa place derrière la haie. Geneviève se positionna près de lui, une flèche encochée sur son arc. Thomas doutait qu’elle puisse atteindre qui que ce soit, mais il lui sourit.
— Reste bien cachée jusqu’à ce qu’ils atteignent la borne, lui rappela-t-il.
Puis il se redressa un peu pour regarder par-dessus la haie.
Ils étaient là. Dès que l’ennemi fut en vue, Thomas comprit qu’il n’avait pas affaire à son cousin. Le porte-bannière venait de jaillir des arbres et, sur l’étendard, le jeune archer avait immédiatement reconnu non pas l’éalé de Vexille mais le blason blanc au léopard orange de Bérat.
— Restez baissés ! ordonna-t-il à ses hommes tandis que lui-même tentait de compter les adversaires.
Vingt ? Vingt-cinq ? Ils n’étaient pas nombreux. Et seuls les douze premiers portaient des lances.
Tous les écus des hommes d’armes exhibaient le léopard orange sur son champ blanc et confirmaient ce qu’annonçait la bannière, à savoir qu’ils appartenaient au comte de Bérat. Il y avait toutefois un homme, monté sur un énorme cheval noir caparaçonné, qui tenait un écu jaune orné d’un poing de fer rouge, un blason inconnu du jeune archer. Ce chevalier était également revêtu d’une armure complète et, sur le sommet de son heaume, flottaient des plumes rouges et jaunes. Finalement, Thomas compta trente et un cavaliers. Ce ne serait pas un combat, mais un massacre.
Soudainement – bizarrement aussi –, tout lui parut irréel. Il s’était attendu à ressentir une forme d’excitation, voire quelque appréhension, mais, au lieu de cela, il regardait les cavaliers approcher comme si ça ne le concernait pas.
Leur équipement est lui aussi rapiécé, remarqua-t-il.
Quand ils étaient sortis du couvert des arbres, ils avaient avancé en lignes compactes, bottes contre bottes, comme il se devait. Mais rapidement ils s’étaient déployés. Leurs lances étaient levées et ne s’abaisseraient pas en position d’attaque avant qu’ils se soient suffisamment approchés de leurs adversaires. Un lambeau de flamme noire voletait au sommet de l’une des lances. Les housses des chevaux leur battaient les flancs. On entendait le cliquetis des armures, dont les éléments s’entrechoquaient, et le martèlement des sabots. Ces derniers arrachaient de grosses mottes de terre qu’ils projetaient derrière eux. La visière de l’un des cavaliers ne cessait de se relever et de s’abaisser au rythme de son cheval. La charge se rapprochait. Tous les cavaliers voulaient franchir le gué en son passage le plus étroit. Les gerbes d’eau s’élevaient jusqu’aux selles.
Enfin, ils sortirent du gué. Dans l’intervalle, les hommes de Robbie avaient disparu. Pensant avoir maintenant affaire à un ennemi paniqué qu’ils allaient traquer, les cavaliers éperonnèrent leurs destriers. Les grands chevaux martelaient la route. Ils commençaient à se déployer sur une large ligne et à s’échelonner sur plusieurs mètres. Les premiers atteignirent la borne de champ. Au même instant, sans se retourner, Thomas entendit le roulement pesant de la charrette qu’on venait de pousser pour bloquer la route.
Il se redressa et, instinctivement, il attrapa une flèche boujon au lieu d’un barbillon. L’homme à l’écu jaune et rouge montait un cheval protégé par une jupe de mailles cousues sur du cuir. L’archer savait que les « têtes larges » ne le traverseraient jamais. Il banda son arc. La corde s’étira en arrière de son oreille. Et la première flèche vola. Elle tremblota en s’arrachant à l’arc. Puis l’air stabilisa l’empennage en plume d’oie et la flèche fila vite et bas pour aller se planter dans le poitrail du cheval noir. Thomas avait déjà encoché une seconde flèche boujon sur sa corde, bandé, lâché. Une troisième suivit. Du coin de l’œil, le jeune chef anglais voyait les flèches de ses camarades voler. Comme chaque fois, le peu de dommages apparents infligés par les premiers tirs l’étonnait. Aucun cheval n’était encore à terre, aucun même n’avait ralenti, mais on voyait des fûts empennés saillant des housses et des caparaçons. Thomas banda de nouveau, lâcha la flèche, sentit la corde fouetter le bracelet de son avant-bras gauche. Il ramassa rapidement un nouveau trait, et au même instant il vit les premiers chevaux s’effondrer. Il entendit le bruit du métal et de la chair heurtant le sol. Décochant une autre flèche boujon sur le grand cheval noir, il vit celle-ci traverser les mailles de fer et le cuir pour s’enfoncer profondément. Du sang se mit à sortir de la bouche du coursier et à lui inonder la tête. Thomas réserva sa flèche suivante au cavalier. Quand elle se ficha dans l’écu, la puissance de l’impact fit reculer l’homme contre son haut troussequin[21].
Deux chevaux se mouraient dans des convulsions. Leurs corps obligeaient les autres cavaliers à faire un écart, mais les flèches continuaient de leur fondre dessus. Une lance tomba et glissa sur le sol. Un homme mort, trois flèches dans la poitrine, tenait encore droit sur le dos d’un cheval effrayé. Celui-ci vira brutalement et coupa la ligne des cavaliers, accentuant la confusion parmi les assaillants. Thomas choisit un barbillon pour abattre un cheval en retrait. L’une des flèches de Geneviève partit haut dans le ciel. Les yeux écarquillés comme une enfant émerveillée, la jeune femme semblait à son aise et souriait. Sam lança un juron quand sa corde cassa. Il dut battre en retraite pour aller en récupérer une nouvelle qu’il monta à la hâte sur son arc. Le grand cheval noir avait ralenti son allure au point de marcher. Impitoyablement, Thomas lui planta un nouveau poinçon dans le flanc. La flèche pénétra juste devant le genou gauche du cavalier.
— Aux chevaux ! hurla messire Guillaume à ses hommes.
Thomas comprit que le Normand venait de se rendre compte que les ennemis n’atteindraient jamais son barrage et qu’il avait donc décidé de les charger. Où était Robbie ? Certains adversaires tournaient déjà bride et repartaient vers la rivière. Thomas décocha rapidement quatre barbillons sur ces pleutres, puis il tira encore une flèche boujon sur le cavalier du cheval noir. Le trait ricocha sur la cuirasse de l’homme, mais au même instant sa monture trébucha et tomba à genoux. Un écuyer – le jeune garçon tenant l’étendard de Bérat – se précipita pour venir en aide au chevalier. Thomas planta une tête boujon dans le cou de l’infortuné adolescent. Presque dans la même seconde, deux autres flèches frappèrent celui-ci et le repoussèrent contre son troussequin. Il ne tomba pas et demeura sur sa selle, aussi mort qu’il était possible de l’être, avec trois flèches dressées vers le ciel dans le corps. Il avait laissé choir son drapeau.
Les hommes de messire Guillaume avaient bondi à cheval. Ils tiraient leurs épées et s’avançaient en ligne, genou contre genou. C’est le moment que choisit le groupe de Robbie pour déboucher du nord. Conformément aux ordres de Thomas, la charge, parfaitement coordonnée, frappa l’ennemi en plein chaos. L’Écossais avait eu le bon sens d’attaquer le long de la rivière, coupant ainsi toute retraite à l’adversaire.
— Arc à terre ! cria Thomas. Arc à terre !
Il ne voulait pas que les flèches touchent les hommes de Robbie. Lui-même posa son arc près de la haie et tira son épée. L’heure était venue d’anéantir les ennemis dans un assaut de pure sauvagerie.
Les hommes de Robbie bousculèrent les cavaliers de Bérat avec une violence terrifiante. Eux aussi avaient chargé dans un ordre parfait, genou contre genou. Le choc jeta trois chevaux ennemis à terre. Les épées s’écrasèrent durement contre les armures. Chacun des Anglais se choisit un adversaire. Lançant son cri de guerre, le jeune Écossais précipita son cheval sur Joscelyn.
— Douglas ! Douglas ! hurlait Robbie.
Le seigneur de Béziers essayait de se cramponner à la selle de son cheval mourant, effondré sur ses genoux avant. Il entendit le cri derrière lui et lança violemment son épée en arrière sans regarder. Robbie amortit le coup sur son écu sans s’arrêter, si bien que son bouclier arborant le cœur rouge de son clan asséna un grand coup sur le heaume de Joscelyn. Par habitude, ce dernier n’avait pas fixé son casque. En tournoi, il était souvent pratique en fin de combat de pouvoir rapidement l’enlever afin de mieux voir un adversaire à demi battu. Il avait simplement oublié qu’il n’était pas en tournoi. Son casque pivota sur ses épaules. Les fentes en forme de croix pour les yeux disparurent et il se retrouva plongé dans les ténèbres. En aveugle, il agita son épée dans le vide. Soudain, il se sentit vaciller. En une seconde, tout son univers bascula et ne fut plus qu’un effroyable tintamarre de coups d’acier retentissants. Isolé sensoriellement, il ne pouvait rien voir, rien entendre, tandis qu’à l’extérieur Robbie lui martelait le casque à grands coups d’épée.
Partout sur le pré, les hommes d’armes de Bérat se rendaient. Ils jetaient leurs armes à terre et tendaient leurs gantelets à leurs adversaires. Les archers se glissaient maintenant au milieu d’eux et arrachaient les hommes de leurs selles. Les cavaliers de messire Guillaume passèrent dans un grand vacarme de fer, de cris et de sabots pour courir sus à la poignée d’ennemis qui essayaient de s’échapper par le gué. Dans un ample mouvement du bras d’arrière en avant, le Normand frappa un traînard du tranchant de son épée. Le coup faucha tête et casque. L’homme qui suivait immédiatement messire Guillaume chargea, épée en avant. Une gerbe de sang l’aspergea. La tête du mort roula dans la rivière, le corps décapité continuant sa course folle sur le dos de sa monture.
— Je me rends ! Je me rends ! hurlait Joscelyn en proie à une pure terreur. Je peux être rançonné !
Tels étaient bien les mots qui sauvaient les riches sur les champs de bataille. Il les répétait à s’en casser la voix avec de plus en plus d’urgence :
— Je peux être rançonné !
Sa jambe droite était prise sous son cheval. Son casque retourné continuait de l’empêcher de voir quoi que ce soit. Tout ce qu’il pouvait entendre autour de lui, c’étaient des martèlements de sabots, des cris et les hurlements des blessés achevés par les archers. Soudain, une vive clarté l’aveugla. Quelqu’un venait de lui arracher son heaume. Enfin, il put discerner une silhouette debout devant lui. L’homme tenait une épée.
— Je me rends, s’empressa de répéter Joscelyn, qui se souvint brusquement de son rang. Êtes-vous noble ?
— Je suis un Douglas du clan Douglas, indiqua l’inconnu dans un mauvais français. Et je suis aussi bien né que quiconque en Écosse.
— Alors je me rends à vous, souffla Joscelyn, hors d’haleine.
Il aurait pu fondre en larmes, car tous ses rêves venaient de s’effondrer. Quelques flèches, un déchaînement de terreur et une brève boucherie venaient d’avoir raison d’eux.
— Qui êtes-vous ? demanda Robbie.
— Je suis le seigneur de Béziers et l’héritier de Bérat.
Alors le jeune Écossais hurla de joie.
Il était riche.
Le comte de Bérat se demanda s’il n’aurait pas dû garder trois ou quatre hommes d’armes à ses côtés. Ce n’était pas tant qu’il pensait avoir besoin de protection, mais plutôt qu’il avait l’habitude d’avoir toute une suite autour de lui. Le départ de Joscelyn, du père Roubert et de tous les cavaliers l’avait laissé seul avec son écuyer, un serviteur et les serfs qui fouillaient la terre pour dégager le mystérieux mur. Celui-ci semblait dissimuler une cave ou une grotte sous l’emplacement de l’ancien autel. C’était du moins ce qu’il pensait.
Il toussa de nouveau, puis une sensation de vertige le contraignit à s’asseoir sur un bloc de pierre.
— Venez près du feu, Monseigneur, lui suggéra l’écuyer.
Celui-ci était le fils d’un vassal, franc-tenancier[22] dans le nord du comté. Un jeune garçon de dix-sept ans, impassible et sans imagination, qui n’avait montré aucune envie de participer à l’équipée glorieuse de Joscelyn.
— Du feu ?
Le comte plissa les yeux pour regarder le garçon qui répondait au nom de Michel.
— Nous en avons fait un, Monseigneur, indiqua l’écuyer en tendant le doigt vers l’autre extrémité du caveau, où un petit brasier avait été allumé avec les éclats de bois des cercueils.
— Du feu, répéta le vieillard qui, pour quelque raison, avait du mal à garder les idées claires.
Une nouvelle quinte de toux le secoua. Il se mit à étouffer, comme s’il manquait d’air.
— Il fait froid, Monseigneur. Le feu va vous réchauffer et vous vous sentirez mieux.
— Un feu, ressassa le maître de Bérat, égaré.
Puis il parut trouver dans les tréfonds de son être une réserve d’énergie inattendue.
— Oui, naturellement ! Un feu. Bien joué, Michel. Allume une torche et apporte-la.
Le garçon retourna vers le brasier et avisa un gros brandon d’orme dont une extrémité n’était pas encore embrasée. Il le sortit des flammes avec précaution, l’approcha du mur en pierres de taille. Le comte repoussait fébrilement les serfs. Dans le pan qu’ils venaient de dégager, il avait repéré un petit orifice à hauteur d’yeux à peine assez grand pour laisser passer un moineau. Tout excité, le vieil homme tenta de regarder dans le trou, mais l’obscurité était impénétrable. Apparemment, la cavité donnait sur une grotte. Le comte se tourna vers Michel, qui arrivait avec sa torche.
— Amène-la ici. Ici ! grogna-t-il, impatiemment.
Il lui arracha le brandon des mains, souffla dessus pour l’attiser. Quand l’orme se mit à brûler ardemment, il l’approcha du trou. À son grand plaisir, il constata que la branche se faufilait parfaitement dans l’échancrure, confirmant ainsi qu’il y avait bien un espace vide derrière. Il poussa la torche plus profondément à l’intérieur jusqu’à ce qu’elle tombe. Alors il appliqua son œil droit contre le trou pour regarder.
Les flammes commençaient déjà à décroître dans l’air confiné de la caverne. Mais elles dispensaient encore assez de lumière pour révéler ce qu’il y avait de l’autre côté du mur. Le comte écarquilla les yeux en retenant sa respiration.
— Michel, exulta-t-il. Michel, je vois…
Au même instant, les flammes s’éteignirent.
Le comte s’était évanoui.
Il glissa sur la rampe de terre, le visage blanc, la bouche ouverte. Pendant un moment, Michel pensa que son maître était mort. Mais le vieil homme finit par laisser échapper un soupir. Hélas, il ne reprenait pas connaissance. Bouche bée, les serfs fixaient l’écuyer qui, lui-même, ne quittait pas le comte des yeux. Le garçon rassembla ses esprits et ordonna aux hommes de sortir leur seigneur inconscient du caveau. Ce ne fut pas chose aisée, car il leur fallut hisser ce poids mort en haut de l’échelle. On s’empressa d’amener une charrette à bras du village et on y installa le comte inconscient pour l’emmener aussi vite que possible au monastère Saint-Sever. Le couvent avait beau n’être qu’à quelques centaines de mètres au nord d’Astarac, le trajet prit pratiquement une heure. Le vieillard grommela, une fois ou deux. Il tremblait de tout son corps, mais au moins était-il toujours en vie quand les moines le transportèrent à l’infirmerie. Ils l’installèrent dans une petite pièce blanchie à la chaux. Un grand feu brûlait dans la cheminée.
Frère Ramón, le médecin espagnol du monastère, fit son rapport à l’abbé.
— Le comte a de la fièvre et un excès de bile.
— Va-t-il mourir ? demanda Planchard.
— Seulement si Dieu le veut, indiqua le praticien.
C’était là la formule systématique qu’il utilisait pour répondre à ce genre de questions.
— Nous allons lui appliquer des sangsues et essayer de faire tomber la fièvre, précisa-t-il.
— Et n’oubliez pas de prier pour lui, souligna l’abbé.
Puis le supérieur de l’abbaye alla trouver Michel. Celui-ci lui apprit que les hommes d’armes du comte étaient partis attaquer les Anglais dans la vallée du Gers voisine.
— Tu vas attendre leur retour, ordonna le religieux à l’écuyer, et tu leur diras que leur maître a eu une attaque. Rappelle au seigneur Joscelyn qu’un message doit être envoyé à Bérat.
— Oui, mon père.
L’adolescent paraissait écrasé par le poids des responsabilités nouvelles qui lui incombaient.
— Que faisait le comte quand il s’est évanoui ? demanda Planchard.
Michel lui raconta alors toute l’affaire de l’étrange mur sous la chapelle du château.
— Peut-être que je devrais y retourner, suggéra nerveusement le garçon, pour voir ce qu’il y a derrière ?
— Tu vas me laisser ça à moi, mon garçon, le tança sévèrement le vieux moine. Ton seul devoir est de t’occuper de ton maître et de son neveu. Allez, maintenant, file retrouver le seigneur Joscelyn !
L’écuyer se mit en route au galop pour intercepter le neveu du comte sur le chemin du retour. Quant à Planchard, il partit à la recherche des serfs qui avaient amené le malade au monastère. Ils attendaient encore près de la porte, espérant sans doute quelque récompense. Dès qu’ils virent le père abbé approcher, ils tombèrent à genoux.
Le vieux moine s’adressa au plus âgé des villageois :
— Véric, comment va ta femme ?
— Elle souffre, mon père, elle souffre.
— Dis-lui qu’elle est dans toutes mes prières, l’assura le cistercien. Maintenant, écoutez-moi, vous tous, et écoutez bien !
Il attendit que tous les regards soient fixés vers lui.
— Vous allez immédiatement retourner au château, leur dit-il d’un ton très solennel, et vous allez réenterrer ce mur. Vous m’entendez ? Vous allez remettre la terre en place. Scellez l’endroit ! Ne fouillez plus. Véric, tu sais ce qu’est une encantada ?
— Naturellement, mon père, dit Véric en se signant.
L’abbé se pencha vers le serf.
— Si tu ne recouvres pas le mur, Véric, une nuée d’encantadas jaillira des entrailles du château. Et elles emporteront vos enfants, tous vos enfants.
Il dévisagea l’un après l’autre tous les hommes agenouillés, avant de poursuivre :
— Elles surgiront de la terre, arracheront vos enfants et les entraîneront dans une danse enfiévrée jusqu’en enfer. Alors, allez recouvrir ce mur sans tarder. Et quand ce sera fait, revenez me voir et je vous récompenserai.
Le pauvre coffre du monastère ne contenait que quelques malheureuses piécettes, mais Planchard les donnerait volontiers aux serfs.
— Je te fais confiance, Véric ! acheva-t-il. Ne fouille plus. Contente-toi de recouvrir le mur.
Les serfs se hâtèrent d’obéir. Planchard les regarda partir et prononça une petite prière en demandant à Dieu de lui pardonner son mensonge véniel. Naturellement, il n’imaginait pas une seconde que des démons enchanteurs vivaient sous la vieille chapelle d’Astarac. Mais il y avait une chose dont il était certain : il fallait cacher ce que le comte avait pu exhumer – quoi que ce fut. La menace des encantadas devait suffire à garantir la bonne exécution du travail.
Une fois ce problème résolu, Planchard regagna sa cellule. Quand le comte était arrivé au monastère, provoquant une soudaine agitation, l’abbé était en train de lire une lettre apportée par un messager à peine une heure plus tôt. La missive provenait d’une maison cistercienne de Lombardie. En la relisant maintenant, Planchard se demanda s’il allait parler aux frères de son terrible contenu. Il décida de s’abstenir. Puis, tombant à genoux, il se mit à prier.
Ils vivaient, pensa-t-il, dans un monde terrifiant où le mal régnait en maître.
Et le fléau de Dieu était venu pour infliger les pires châtiments. C’était le message de la lettre et Planchard ne pouvait pas faire grand-chose d’autre que prier.
— Fiat voluntas tua, dit-il tout haut. Que ta volonté soit faite…
Le plus terrible, songea Planchard, c’était que, justement, la volonté de Dieu était faite.
La première chose à accomplir, c’était de récupérer autant de flèches que possible. Elles étaient aussi rares en Gascogne que les dents de poule. En Angleterre – ou dans les territoires anglais de France –, on trouvait toujours des réserves de flèches. On les fabriquait dans les comtés, puis on les réunissait en gerbes de vingt-quatre pour les expédier partout où des archers anglais combattaient. Mais ici, loin de toute garnison anglaise, les hommes de Thomas avaient besoin d’économiser leurs précieux projectiles. Aussi allaient-ils maintenant de cadavre en cadavre pour les récupérer. La plupart des barbillons étaient profondément enfoncés dans les chairs des chevaux, et ces « têtes larges » étaient pour la plupart perdues. Mais les fûts des flèches s’extrayaient assez correctement et tous les archers avaient dans leurs bourses des pointes de réserve ou récupérées. Certains allaient carrément jusqu’à taillader les cadavres pour en extirper quand même les fers à barbelures. D’autres flèches – peu, proportionnellement – avaient manqué leur cible et se trouvaient disséminées sur l’herbe. Celles-là faisaient l’objet de maintes plaisanteries entre les archers.
— Tiens, une de tes pointes ici, Sam ! hurla Jake. Passée à côté de sa cible d’un bon mille…
— Ce n’est pas la mienne, grommela l’autre. Elle doit être à Genny, sans doute.
— Tom !
Jake avait repéré les deux cochons de l’autre côté de la rivière.
— Est-ce que je peux m’occuper du dîner ?
— D’abord les flèches, Jake, répondit son chef. Le dîner ensuite.
Thomas se pencha sur un cheval mort et tailla dans sa chair pour essayer de récupérer un barbillon. De son côté, messire Guillaume glanait des pièces d’armure et prenait grèves, épaulières et cuissards[23] sur les morts. Un homme d’armes s’arrogea la cotte de mailles d’un cadavre. Les archers avaient les bras pleins d’épées. Dix chevaux ennemis étaient soit indemnes soit légèrement blessés et donc dignes d’être gardés. Tous les autres étaient morts ou inutilisables. Sam s’occupait de ces derniers : il les achevait d’un coup de hache de combat au milieu du front.
La victoire était complète, comme Thomas l’avait souhaité. Mieux encore, Robbie avait capturé celui qui était apparemment le chef du groupe, un homme de grande taille, avec un visage rond et colérique luisant de sueur.
— C’est l’héritier de Bérat ! cria l’Écossais à Thomas qui venait vers lui. Le neveu du comte, mais son oncle n’était pas ici.
Joscelyn dévisagea Thomas. En voyant ses mains ensanglantées, son arc et son carquois, il se dit que l’homme n’était pas noble et il se tourna plutôt vers messire Guillaume, qui arrivait à son tour.
— Commandez-vous ici ? lui demanda-t-il.
Le Normand désigna Thomas du doigt.
— Non, c’est lui.
Joscelyn resta muet de stupéfaction, incapable de formuler le moindre mot. Consterné, il se contenta de regarder ses hommes se faire dépouiller. Seul vague réconfort au milieu de ce désastre, ses deux fidèles, Villesisle et son compagnon, étaient l’un comme l’autre vivants, mais aucun des deux n’avait été en mesure de se battre avec sa férocité coutumière, les flèches ayant très vite abattu leurs montures sous eux. L’un des hommes du comte avait perdu sa main droite. Un autre se mourait, une flèche plantée dans le ventre. Joscelyn essaya de dénombrer les vivants et les morts. Apparemment, au regard de ce décompte, il estima que six ou sept hommes étaient parvenus à s’échapper en retraversant le gué.
La bégharde pillait les morts avec ses compagnons d’armes. Quand il comprit qui elle était, Joscelyn cracha par terre et se signa. Mais, à son esprit défendant, il se révéla incapable de détacher ses yeux de la jeune femme dans sa cotte de mailles argentée. Elle était, lui sembla-t-il, la plus belle créature qu’il eût jamais vue.
— Elle a déjà quelqu’un, ironisa sarcastiquement Guillaume d’Evecque en remarquant le regard fixe du prisonnier.
— Combien valez-vous ? lui demanda Thomas sans ambages.
— Mon oncle vous paiera une forte somme, répondit froidement le jeune homme.
S’il n’arrivait toujours pas à se convaincre que Thomas était le commandant ennemi, il doutait surtout de l’envie de son oncle de payer sa rançon. Mais il ne fallait assurément pas que ses ravisseurs le sachent, ni qu’ils devinent que Sa Seigneurie de Béziers aurait beaucoup de mal à rassembler plus d’une poignée d’écus. Son Béziers n’était pas la grande cité du sud de la France, mais un pauvre ensemble de masures misérables en Picardie, et ses gens auraient été bien en peine de payer même la rançon d’une chèvre capturée. Les yeux toujours accrochés à Geneviève, il se prit à s’extasier sur ses longues jambes et ses cheveux blonds.
— Le diable était avec vous, pour nous battre, dit-il amèrement.
— Au combat, riposta Thomas, il est bon d’avoir des alliés puissants.
Le jeune archer se tourna vers le terrain jonché de cadavres.
— Dépêchez-vous ! lança-t-il à ses hommes. Il faut que nous soyons rentrés à Castillon avant minuit !
Ses soldats étaient de belle humeur. Tous se partageraient une partie de la rançon de Joscelyn, même si Robbie s’adjugerait la plus grosse part pour l’avoir capturé. Même les prisonniers de moindre importance rapporteraient quelques pièces. En outre, ils avaient mis la main sur des heaumes, des armes, des écus, des épées et des chevaux. Seuls deux Anglais avaient été blessés et encore s’agissait-il de simples égratignures. On pouvait parler d’un après-midi richement rempli. Les hommes allèrent récupérer leurs montures en riant. Ils riaient encore en chargeant de butin les bêtes capturées, et les rires continuaient de fuser tandis qu’ils s’apprêtaient à partir.
C’est alors qu’un cavalier solitaire traversa le gué.
Messire Guillaume fut le premier à le remarquer. Il avertit Thomas, qui se tourna pour constater qu’un prêtre approchait.
Sa robe noir et blanc laissait supposer son appartenance à l’ordre dominicain.
— Ne tirez pas ! cria l’archer à ses hommes. Baissez les arcs ! Baissez-les !
Il s’avança vers le religieux, qui montait une petite jument. Déjà en selle, Geneviève sauta à terre en reconnaissant le moine et se précipita vers Thomas.
— Son nom est Roubert. C’est le père Roubert, lui souffla-t-elle d’une voix haineuse.
Son visage était blanc.
— C’est l’homme qui t’a torturée ?
— Le bâtard, corrigea-t-elle.
Sans qu’elle ait besoin de le dire ou de le montrer, Thomas savait qu’elle luttait de toutes ses forces pour réprimer ses larmes. Il devinait ce qu’elle ressentait, car il avait subi la même humiliation des mains de son bourreau. Il se rappelait avoir supplié son tourmenteur, et il se souvenait de la honte d’avoir été si totalement avili par un homme. Et il se remémorait la gratitude qu’il avait ressentie à l’endroit de son tortionnaire, quand la torture s’était arrêtée.
Le père Roubert immobilisa son cheval à vingt pas du jeune chef anglais. Le moine considéra les corps éparpillés autour de lui.
— Ont-ils reçu l’absolution ? demanda-t-il.
— Non, répondit l’archer, mais si vous voulez le faire, mon père, allez-y. Et ensuite, rentrez à Bérat et dites au comte que nous tenons son neveu et que nous allons négocier une rançon.
Il n’avait rien d’autre à dire au dominicain, aussi prit-il le coude de Geneviève pour s’éloigner.
— Es-tu Thomas de Hookton ? s’enquit le frère.
L’interpellé se retourna.
— En quoi cela vous concerne-t-il ?
— Tu as volé une âme à l’enfer, répondit le prêtre. Et si tu ne la rends pas, je vais devoir réclamer la tienne également.
La jeune femme attrapa son arc qui pendait à son épaule.
— Tu seras en enfer avant moi ! hurla-t-elle au moine.
L’homme en noir l’ignora et continua de s’adresser exclusivement à Thomas :
— Cette fille est une créature du diable, Anglais, et elle t’a ensorcelé.
Sa jument s’agita et, agacé, il lui administra une tape sur l’encolure.
— L’Église a pris sa décision et tu dois t’y soumettre.
— J’ai pris ma décision, rétorqua Thomas.
Le père Roubert leva la voix pour que tous les hommes puissent l’entendre :
— C’est une bégharde ! cria-t-il. Une hérétique ! Elle a été excommuniée, chassée des saints lieux de Dieu et, de ce fait, son âme est maudite. Il ne peut y avoir aucun salut pour elle ni pour quiconque l’aiderait ! Vous m’entendez ? C’est l’Église de Dieu sur terre qui vous parle, et vos âmes immortelles, toutes vos âmes immortelles, sont en grand péril à cause d’elle.
Il se tourna vers Geneviève et ne put réprimer un petit rictus mauvais.
— Tu vas mourir, catin. Tu vas mourir dans les flammes terrestres qui te précipiteront dans les brasiers éternels de l’enfer !
La jeune fille leva son petit arc. Elle avait placé un barbillon sur la corde.
— Ne fais pas ça, lui conseilla Thomas.
— C’est mon bourreau, lui répondit-elle, les joues inondées de larmes.
Le père Roubert ricana en voyant son arc.
— Tu es la putain du diable ! lui lança-t-il. Les vers habiteront ton ventre, tes seins donneront du pus et les démons joueront avec toi…
Geneviève décocha la flèche sans viser.
La colère lui avait donné la force de tirer la corde loin en arrière. Ses yeux étaient tellement pleins de larmes qu’elle pouvait à peine voir le dominicain en face d’elle. D’ordinaire, ses flèches manquaient leur cible. Mais au dernier moment, à l’instant précis où ses doigts lâchaient le fut, Thomas repoussa imperceptiblement son bras comme s’il voulait détourner le tir. En réalité, il la toucha à peine. Mais cela suffit à imprimer un petit mouvement sec à la flèche au moment de son envolée. Le père Roubert était sur le point de se moquer de l’arc miniature, quand le trait le frappa. La large tête pointue se ficha dans la gorge du prêtre et s’y immobilisa. Les plumes blanches de son empennage rougirent à mesure que le sang coulait le long de son fût. Pendant un bref instant, le prêtre demeura juché sur sa selle, un air de profond étonnement sur le visage. Puis un second jet de sang inonda les oreilles de son cheval. L’homme suffoqua et tomba lourdement sur le sol.
Quand Thomas arriva près de lui, le prêtre était déjà mort.
— Je t’avais dit qu’il partirait le premier en enfer ! triompha Geneviève avant de cracher sur le cadavre.
À côté d’elle, son compagnon fit le signe de croix.
La victoire, facile, aurait dû ramener la gaieté. Au lieu de quoi, la vieille humeur maussade revint hanter la garnison de Castillon d’Arbizon. Le combat s’était parfaitement bien passé, mais la mort du dominicain avait horrifié les hommes de Thomas. La plupart d’entre eux étaient des pécheurs non repentis. Certains avaient même eux aussi tué des prêtres en d’autres occasions. Mais tous étaient superstitieux et la mort du moine fut perçue comme un mauvais présage. Le père Roubert s’était présenté sans armes. Il venait parlementer, mais il avait été abattu comme un chien. Il s’était bien trouvé quelques hommes pour applaudir Geneviève. C’était une femme, une vraie, disaient-ils, une femme à soldats, et l’Église pouvait être damnée pour tout ce qu’elle faisait. Mais ils n’étaient qu’une petite minorité. La plupart des membres de la garnison se rappelaient les ultimes paroles du prêtre. Il avait maudit leurs âmes pour s’être rendus coupable de protéger une hérétique, et ces terribles menaces avaient fait remonter à la surface les angoisses qui avaient été les leurs quand Thomas avait décidé d’épargner la condamnée. Robbie était naturellement de ceux-là, et il ne cessait de rappeler qu’ils seraient menacés de damnation tant qu’ils hébergeraient une créature maudite condamnée par l’Église.
Lorsque Thomas lui demandait quand il envisageait de partir pour Bologne, l’Écossais éludait la question : « Je reste ici, répondait-il, jusqu’à ce que je sache quelle rançon je vais obtenir. Je ne veux pas m’éloigner de mon argent. »
Disant cela, il pointait le pouce vers Joscelyn. Celui-ci avait parfaitement repéré les antagonismes au sein de la garnison et il faisait de son mieux pour les attiser en prédisant la survenue de choses terribles si l’hérétique n’était pas brûlée. Pour renforcer sa position, il refusait de manger à la même table que Geneviève. Sa qualité nobiliaire lui ouvrait droit au meilleur traitement que le château pouvait offrir. Il dormait dans une chambre particulière au sommet du donjon, mais, plutôt que de manger dans la grande salle, il préférait prendre ses repas avec Robbie et les hommes d’armes. Il les envoûtait avec le récit de ses tournois et les effrayait en les mettant en garde contre les choses terribles qui arrivaient à tous ceux qui protégeaient les ennemis de l’Église.
Thomas offrit à Robbie presque tout l’argent qu’il avait en coffre en avance sur sa part de la rançon de Joscelyn. Le montant final serait ajusté quand cette rançon serait négociée. Mais l’Écossais refusa.
— Tu risques de me devoir beaucoup plus, estima-t-il, et comment puis-je avoir la certitude que tu me paieras mon dû ? Comment sauras-tu d’ailleurs où je me trouve ?
— Je l’enverrai à ta famille, promit Thomas. Tu me fais confiance, non ?
— L’Église ne te fait pas confiance, alors pourquoi devrais-je le faire ? fut la cuisante réponse de son ancien ami.
Messire Guillaume essaya d’apaiser la tension. Mais il savait que la garnison était en train de se diviser. Une nuit, une bagarre éclata dans la salle basse, entre les partisans de Robbie et ceux qui défendaient Geneviève. Au bout du compte, un Anglais demeura raide mort sur le carreau et un coup de dague coûta son œil à un Gascon. Guillaume d’Evecque corrigea comme il fallait les coupables, mais cette rixe n’était que la première, il n’en doutait pas.
— Que comptes-tu faire ? demanda-t-il à Thomas, une semaine après le combat au bord du Gers.
Un vent du nord soufflait un froid glacial. Les hommes disaient que ce vent les engourdissait et les rendait irritables. Guillaume et Thomas se trouvaient sur les remparts du donjon. La bannière décolorée du comte de Northampton flottait au-dessus de leurs têtes. Sous cet étendard rouge et vert pendait le léopard orange de Bérat, mais sens dessus dessous pour montrer au monde que la flamme avait été capturée au combat. Geneviève était là, elle aussi. Sentant que les propos de messire Guillaume ne lui feraient pas plaisir, elle s’était toutefois éloignée dans le coin le plus opposé du rempart.
— Je vais attendre ici, dit Thomas.
— Parce que tu crois toujours que ton cousin va venir ?
— C’est pour ça que je suis là.
— Mais suppose qu’il ne te reste plus un seul homme ?
Pendant un moment, Thomas resta silencieux. Finalement, il rompit le silence.
— Même toi ?
— Je suis avec toi, aussi fou que tu sois. Mais si ton cousin arrive, il ne sera pas seul.
— Je le sais.
— Et il ne sera pas aussi idiot que Joscelyn. Il ne te laissera pas la victoire.
— Je le sais, répéta Thomas d’une voix faible.
— Il te faut davantage d’hommes. Ici nous avons une garnison, alors que nous avons besoin d’une petite armée.
— Ce serait mieux, admit l’autre.
— Mais personne ne viendra tant qu’elle sera là, le mit en garde le Normand en regardant Geneviève. Trois Gascons sont partis, hier.
Les trois hommes d’armes n’avaient même pas attendu leur part de la rançon de Joscelyn. Ils avaient simplement filé à cheval vers l’ouest pour se trouver un autre engagement.
— Je ne veux pas de lâches ici ! s’emporta l’archer.
— Oh, ne sois pas si stupide ! gronda son compagnon. Tes soldats sont prêts à combattre d’autres hommes. Mais pas l’Église. Ils ne combattront pas Dieu.
Le borgne marqua une pause. Thomas vit qu’il avait du mal à exprimer ce qu’il avait en tête. Mais il se lança :
— Tu dois la chasser, Thomas. Elle doit partir.
L’archer, silencieux, fixait les contreforts des montagnes au sud.
— Elle doit partir, répéta messire Guillaume. Envoie-la à Pau. À Bordeaux. N’importe où. Mais chasse-la.
— Si je fais ça, elle mourra. L’Église la retrouvera et la brûlera.
Guillaume d’Evecque le regarda.
— Tu es amoureux, n’est-ce pas ?
— Oui, avoua l’autre.
— Foutu nom du Christ ! s’exclama le Normand, hors de lui. L’amour ! L’amour ! Il n’amène jamais rien que des problèmes !
— L’homme est fait pour aimer comme les flammes sont faites pour s’envoler vers le ciel.
— Peut-être, grimaça son ami, mais, dans un cas comme dans l’autre ce sont les femmes qui fournissent le petit bois.
À cet instant, Geneviève les appela :
— Des cavaliers !
Thomas la rejoignit et regarda la route qui arrivait de l’est. Soixante à soixante-dix cavaliers émergeaient des bois. C’étaient des hommes d’armes revêtus des livrées orange et blanc de Bérat. D’abord, il pensa que ce cortège venait offrir une rançon pour Joscelyn. Puis il comprit qu’ils suivaient une étrange bannière, non le léopard de Bérat mais une flamme de l’Église semblable à celles que l’on portait en procession les jours saints. Elle était accrochée à une hampe en forme de croix et représentait la robe bleue de la Vierge Marie. Derrière elle, sur de petits chevaux, on reconnaissait tout un groupe d’ecclésiastiques.
Messire Guillaume fit le signe de croix.
— Problèmes à l’horizon, maugréa-t-il avant de se tourner vers Geneviève. Pas de flèches ! Tu m’entends, jeune fille ? Pas de foutues flèches !
Il dévala les marches et la Picarde regarda Thomas.
— Je suis désolée, dit-elle.
— D’avoir tué le prêtre ? Maudit soit ce bâtard !
— Je crois plutôt que c’est nous qu’ils sont venus maudire.
Elle s’approcha du jeune homme. Du rempart, ils surplombaient la rue principale de Castillon d’Arbizon, la porte occidentale et le pont enjambant la rivière en dessous. Les cavaliers armés s’arrêtèrent devant l’entrée de la ville, tandis que les religieux mettaient pied à terre et s’avançaient vers la porte. Ils remontèrent la rue principale en direction du château. La plupart des prêtres étaient habillés de noir, mais l’un d’eux arborait une chape blanche, une mitre et un bâton immaculé surmonté d’une crosse d’or. L’homme – au moins un évêque – était bien en chair. De longs cheveux blancs s’échappaient des bords dorés de sa coiffure. Il ne prêtait aucune attention au petit peuple de Castillon, qui s’agenouillait sur son passage. Parvenu au pied du château, il se mit à héler ses occupants :
— Thomas ! hurla-t-il. Thomas !
— Que vas-tu faire ? demanda Geneviève.
— L’écouter.
Il l’entraîna vers le petit bastion au-dessus de la porte. Plusieurs archers et hommes d’armes s’y trouvaient déjà. Robbie était du nombre. Dès que leur chef apparut, l’Écossais le désigna du doigt et cria à l’évêque :
— Voici Thomas !
Le dignitaire de l’Église frappa le sol de son bâton.
— Au nom de Dieu, vociféra-t-il, Dieu le Père Tout-Puissant, au nom de Son Fils et de l’Esprit saint, au nom de tous les saints, de notre Saint-Père Clément, et en vertu du pouvoir qui nous a été conféré pour lier et délier dans les deux comme Il lie et délie sur terre, je te somme, Thomas ! Je te somme !
L’évêque avait une belle voix, qui s’élevait haute et claire vers le ciel. En dehors de celle-ci, on entendait rien d’autre en cet instant que le vent et les chuchotements de quelques soldats traduisant le français de l’évêque aux archers anglais. Thomas s’était dit que le religieux s’exprimerait en latin et que lui seul comprendrait ses propos. Mais le prélat voulait que tous puissent comprendre ses paroles.
— Il est notoire que toi, Thomas, continua l’évêque, jadis baptisé au nom du Père, du Fils et de l’Esprit saint, tu t’es exclu de la société du corps du Christ par le péché que tu as commis en apportant aide et asile à une meurtrière hérétique condamnée. Ainsi maintenant, avec de la tristesse au cœur, nous te privons, Thomas, ainsi que tous tes complices ou fidèles, de la communion du corps et du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Une nouvelle fois, il frappa le sol avec son bâton et l’un des prêtres fit retentir une petite clochette.
— Nous t’excluons de la société des chrétiens et de toutes les enceintes sacrées ! poursuivit l’évêque d’une voix qui résonnait contre le haut donjon du château.
Son bâton cogna encore les pavés et la clochette tinta.
— Nous t’excluons du sein de notre sainte mère l’Église, sur la terre comme au ciel !
Le tintement cristallin de la clochette se répercuta sur les pierres de la tour.
— Toi, Thomas, nous te déclarons excommunié et nous te condamnons à être brûlé dans les flammes éternelles de Satan avec tous ses anges déchus et les réprouvés. Nous te déclarons maudit et nous demandons à tous ceux qui soutiennent et aiment Notre-Seigneur Jésus-Christ de t’arrêter et de t’infliger ton châtiment !
Une dernière fois, il frappa le sol avec son bâton en défiant Thomas du regard. Puis il tourna les talons et s’éloigna immédiatement, suivi par ses prêtres et leurs bannières.
Alors Thomas se sentit tétanisé. Gelé et tétanisé. Vidé. C’était comme si le sol de la terre venait de s’entrouvrir pour laisser place à un gouffre douloureux au-dessus des portes incandescentes de l’enfer. Toutes ses certitudes sur la vie, Dieu, le salut, l’éternité, s’étaient envolées comme les feuilles mortes voletant dans les rigoles de la ville. Il venait d’être métamorphosé en un vrai hellequin, excommunié, privé du pardon, de la miséricorde, de l’amour et de la compagnie de Dieu.
— Vous avez entendu l’évêque ? hurla Robbie sur le rempart. Nous sommes chargés d’arrêter Thomas à moins de partager sa damnation !
Il mit la main sur son épée et l’aurait tirée si messire Guillaume n’était pas intervenu :
— Assez ! hurla le Normand. Assez ! Je suis le commandant en second, ici ! Est-ce que quelqu’un le conteste ?
Les archers et les hommes d’armes s’étaient écartés de Thomas et Geneviève, mais personne n’avait bougé pour abonder dans le sens de Robbie. Le visage couturé de messire Guillaume était aussi sombre que la mort.
— Les sentinelles restent en poste, ordonna-t-il. Et tous les autres rejoignent leurs quartiers. Exécution !
— Nous avons un devoir… commença Robbie.
Mais il recula involontairement d’un pas quand le Normand se retourna, furieux, vers lui. L’Écossais était loin d’être un lâche, mais personne n’aurait osé affronter la colère de messire Guillaume en cet instant.
Les soldats s’éloignèrent à contrecœur, mais ils obéirent. Et messire Guillaume remit au fourreau son épée à demi tirée.
— Tu sais naturellement qu’il a raison, dit-il tristement à Thomas en regardant Robbie descendre les marches.
— C’était mon ami, protesta l’archer.
Il essayait de s’accrocher à un morceau de certitude dans un monde maintenant sens dessus dessous.
— Il veut surtout Geneviève, enchaîna Guillaume, et parce qu’il ne peut l’avoir, il s’est persuadé que son âme était maudite. Pourquoi penses-tu que l’évêque ne nous a pas tous excommuniés ? Parce que, alors, nous nous serions tous retrouvés dans le même enfer sans plus rien avoir à perdre. Il nous a divisés, les bénis d’un côté et les maudits de l’autre, et Robbie veut que son âme soit sauvée. Peux-tu le blâmer pour ça ?
— Qu’en est-il de vous ? demanda Geneviève au borgne.
— Mon âme est morte il y a des années, répondit-il d’un air sombre.
Puis il se tourna pour observer la rue principale.
— Ils vont avoir laissé des hommes d’armes à l’extérieur de la ville pour vous attraper dès que vous sortirez. Mais vous pouvez vous échapper par la petite porte derrière la maison du père Médous. Ils ne la garderont pas et vous pourrez traverser la rivière près du moulin. Dans les bois, vous serez relativement en sécurité.
Pendant un moment, Thomas ne comprit pas – ou refusa de comprendre – ce que messire Guillaume disait, puis il saisit soudain que ce dernier lui enjoignait de partir. De courir. De fuir. D’aller se cacher. De quitter son premier commandement, d’abandonner sa nouvelle richesse, ses hommes. Tout ! Il regarda messire Guillaume, qui haussa les épaules.
— Tu ne peux pas rester, Thomas, insista gentiment son aîné. Robbie ou l’un de ses amis te tueront. À mon avis, une vingtaine d’entre nous pourraient te soutenir. Mais si tu restes, il y aura un combat entre nous et eux, et ils gagneront.
— Tu vas rester ici ?
Guillaume d’Evecque parut mal à l’aise.
— Je sais pourquoi tu es venu ici, expliqua-t-il. Je ne crois pas que cette chose existe, et même si c’est le cas, je ne pense pas que nous ayons la moindre chance de la trouver. En revanche, nous pouvons nous faire de l’argent ici et j’en ai besoin, donc, oui, je reste. Mais toi tu dois partir, Thomas. Va vers l’ouest. Trouve une garnison anglaise et rentre chez toi.
Il remarqua la répugnance qui se lisait sur le visage de Thomas.
— Par le Christ, que peux-tu faire d’autre ?
Le jeune homme se taisait. Guillaume d’Evecque tourna les yeux vers la porte de la ville et regarda les soldats qui attendaient de l’autre côté.
— Tu peux leur amener l’hérétique, Thomas, et l’envoyer au bûcher. Alors, ils lèveront ton excommunication.
— Je ne ferai jamais ça, riposta l’autre, violemment.
— Remets-la aux soldats, insista le borgne, et agenouille-toi devant l’évêque.
— Non !
— Pourquoi ?
— Tu sais pourquoi.
— Parce que tu l’aimes ?
— Oui.
Geneviève prit le bras de Thomas. Elle savait qu’il souffrait, comme elle-même avait souffert quand l’Église avait extirpé l’amour de Dieu de son cœur. Mais elle s’était habituée à l’horreur de la chose. Pas Thomas. C’était trop frais, et elle savait qu’il lui faudrait du temps pour s’y faire.
— Nous allons survivre, dit-elle à messire Guillaume.
— Mais vous devez partir, insista le Normand.
— Je sais, admit enfin Thomas sans pouvoir contenir sa peine.
— Je vous apporterai de quoi vous nourrir et vous équiper demain, promit Guillaume. Des chevaux, de la nourriture, des vêtements. De quoi avez-vous encore besoin ?
— De flèches, répondit Geneviève instantanément.
Elle se tourna vers Thomas, comme pour l’inviter à ajouter quelque chose, mais il était encore trop choqué pour avoir les idées claires.
— Tu veux les écrits de ton père, n’est-ce pas ? suggéra-t-elle.
Le jeune homme acquiesça de la tête.
— Enveloppe-les-moi, demanda-t-il à messire Guillaume. Enveloppe-les dans du cuir.
— À demain matin, alors, répondit celui-ci. Attendez-moi près du châtaignier creux sur la colline.
Guillaume les escorta à l’extérieur du château. Ils se faufilèrent dans les ruelles derrière la maison du prêtre pour gagner la poterne aménagée dans le mur de la ville. Elle donnait accès à un sentier qui descendait au moulin au bord de la rivière. Le Normand tira les verrous, ouvrit la porte avec précaution. Comme il l’avait prévu, aucun soldat ne montait la garde devant cette issue. Il les accompagna alors jusqu’au moulin. Une fois là, il regarda le couple traverser la rivière en empruntant la margelle de pierre du réservoir. Parvenus sur l’autre rive, ils s’enfoncèrent dans les bois.
Thomas avait échoué dans sa quête. Et il était maudit.